Philosophie Morale Expérimentale - 4e partie - L'exemple du dilemme du tramway fou

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Nous allons parler d’une expérience de pensée bien connue : Le tramway fou [1][2] aussi appelé the trolley dilemma.


Le dilemme de Philippa Foot
L’idée qui est testée ici : est-il permis de sacrifier une personnes pour en sauver plusieurs ?[3] Voyons la toute première expérience proposée en 1967 par Philippa Foot.

Un conducteur de tramway s’aperçoit que ses freins ont lâché et qu’il fonce à toute allure dans un vallon encaissé. Sur la voie devant lui se trouvent 5 traminots qui font des réparations. Si la machine devenue folle poursuit sa course, elle va les écraser. Par chance la voie principale bifurque vers une voie secondaire sur laquelle travaille un traminot isolé qui succombera également au choc. Voici la question : Est il moral pour le conducteur de détourner son tramway vers la voie du seul travailleur ?







La version de l’aiguillage
Ceci est la version historiquement décrite. Elle fût ensuite déclinée avec le dilemme de l’aiguillage pour être étudiée sur des populations. En somme, il s’agit de la même situation excepté que l’on se retrouve en tant que spectateur. Justement à côté d’une manette pour actionner un aiguillage. Un tramway avance à grande vitesse, son conducteur est inconscient. Si on ne fait rien, 5 personnes vont mourir, si on actionne le levier, une personne mourra. Nous avons donc ici un bel exemple d’expérience de pensée : je vous propose une vignette puis je vous demande votre réponse. L’étape suivante serait pourquoi avez vous choisis cela ?

Si on résume le dilemme qui nous est présenté : « Ne pas intervenir et laisser les 5 traminots se faire écraser » ou « intervenir et causer la mort d'un seul». En substance, la question qui se pose est : Est il moralement permis d’actionner le levier ?


L’étude de Marc Hauser
Une étude scientifique a été réalisée sur ce thème Marc Hauser (qui est déontologiste au passage) [4] en 2007 et testée sur une population représentative et hétérogène (5000 personnes sur 120 pays). L’hypothèse de recherche était : Dans quelle mesure les jugements moraux dépendent-ils d'un raisonnement conscient issu de principes explicitement compris? Traduit cela consiste à évaluer si nos conceptions morale théoriques sont reproductible ou si dans des conditions expérimentales, l’être humain se comporte comme attendu et est capable d’expliquer ses choix moraux.[5] La population comme je l’ai évoqué était variée. Revenons à nos moutons :


85% des sondés considèrent qu’il est permis de détourner le train dans la scénette évoquée précédemment. On peut se dire dans ces circonstances qu’ils sont plutôt conséquentialistes. Ils préfèrent un mort à cinq. L’objectif est de minimiser le mal donc le nombre de mort.


Pour évaluer la stabilité de ce raisonnement, Hauser propose une seconde situation : Le dilemme du témoin qui peut pousser le gros homme[6].

Comme précédemment, un témoin observe le train fou se diriger droit vers cinq cheminots qui triment sur la voie. Il n’est étranger à personne que l’utilisation d’un poids, disposé sur les voies, ralentirait le train et dans notre situation, permettrait aux travailleurs de quitter la voie à temps. Il se trouve que justement, à votre droite, juste au dessus des voies, il y a un homme obèse qui est penché comme vous. Il ne suffirait pas de beaucoup pour qu’il tombe pour freiner la poursuite du train. Une petite poussée est c’est bon. Est il moralement permis de pousser le gros homme sur le train ?




Si on regarde les chiffres, 12% des personnes ont jugé qu’il était moralement permis de pousser le gros homme. La plupart des gens donc, considèrent que dans un premier cas, ils actionneront le levier mais pas dans le second. Comment justifier cette asymétrie morale vu qu’au final, le résultat est le même. Où est donc passé le raisonnement conséquentialiste ? N’est ce pas incohérent dans un sens. De manière surprenante les réponses sont clairement similaires quelque soit l’âge la culture etc...


Tentative d’explication – Deux camps, un combat…

Que nous enseigne cette étude ? Qu’il y a une dissociation entre nos intuitions morales (réactions rapides) et leurs justifications. Pour Hauser, il ne s’agit pas de réactions purement « émotionnelles ». Il a une tendance déontologiste ne l’oublions pas. Pour lui, il pourrait tout à fait s’agir de raisonnement spontanés dépourvus de contenus affectifs.


Cependant, Rugien développe un argument pertinent. Le fait qu’à cause de l’action de pousser l’homme, d’avoir un contact physique avec lui en somme, l’idée de ce geste déclencherait chez nous des réactions émotionnelles suffisamment intenses pour bloquer notre processus de pensée rationnelle. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on saisit ici le problème de droit qui se pose. Dans la première situation, on ne porte pas atteinte au droit fondamental de quelqu’un, on ne fait que dévier une situation qui de toute façon fera des morts. Dans la seconde situation en vérité, on viole les droit fondamentaux d’un homme



Déontologiste/Conséquentialiste – 1-0


L’étude de Green

Avant Hauser, Greene[7] avait évalué le même dilemme à l’aide d’un IRM fonctionnel. Les parties cérébrale actives ne sont pas les mêmes dans un cas et l’autre. Actionner un levier c’est la zone rationnelle qui s’allume, pousser « l'homme obèse», c’est la zone émotionnelle. Plus la question est personnelle, plus les zones émotionnelles du cerveau sont actives. Étonnamment, les personnes atteintes de lésions cérébrales n’ont pas de problèmes pour pousser le gros homme. On retrouve l’impartialité promue par les utilitaristes. De fait l’argument des conséquentialistes est que l’on serait programmé de par l’évolution de notre espèce, a être choqués par des contacts physiques violents et psychologiquement incapable de rester froidement rationnel.



Déontologiste/Conséquentialiste – 1-1


La variante de Hauser pour tester la doctrine à double effet
Hauser à proposé des variantes pour challenger la vision conséquentialiste :



Le gros homme sur la boucle qui ralentit le tram et laisse le temps au 5 traminots la possibilité de bouger ; Un objet massif se trouve sur la boucle avec le gros homme (ici l’homme n’est plus un moyen, c’est un dommage collatéral)






Dans ces deux boucles, il n’y a pas de contact physique, 56% des répondants juge moral d’actionner le levier dans la première situation et 72% dans la seconde. La conclusion, on peut causer la mort d’une personne pour en sauver 5 si on ne la traite pas comme un moyen. C’est comme si spontanément les répondants appliquaient une doctrine célèbre : le double effet [8] sans la connaître. Elle donnerait des arguments plutôt déontologiste et rationaliste, plutôt que émotionnels et conséquentialistes. Dans ces scénari, il n’y a pas de contacts directs, personnels avec le gros homme, du coup cela permet de rejeter l’hypothèse rationaliste.



Déontologiste/Conséquentialiste – 2-1


Dans une autre étude, Judith Jarvis Thomson[9] propose la solution de la trappe sous le gros homme. Dans celle-ci, vous êtes sur le pont avec une manette qui active une trappe sous pince-mi. Plus de contacts directs, . 40% des sondés trouvent moral d’actionner la trappe sous pince mi, 60% contre. On voit ici, que le passe de 12% à 40%, donc que dans cette situation, utiliser le gros homme comme un simple moyen semble moins grave que dans la précédente situation.



Déontologiste/Conséquentialiste – 2-2


En conclusion
En conclusion pour le tramway qui tue, l’incohérence des réponses pose problème.
Pour les conséquentialiste, cela montre que nous sommes incohérent sous l’influence de nos réactions émotionnelles irrationnelles quand il s’agit de pousser le gros homme
Pour les déontologiste, nous sommes cohérent, nous appliquons naturellement et sans effort un principe bien connu de la philosophie morale qui nous interdit d’utiliser une personne comme un simple moyen.
On peut donc complètement interpréter les choses de manière à ce qu’elle réfute le point de vue opposé. Match nul entre les conséquentialiste et les déontologistes. Hauser affirme que les gens appliquent la doctrine du double effet et sont déontologistes, les conséquentialistes affirment que cela vient plutôt du fait que les facteurs émotionnels interviennent.


Et que penser des changements survenant quand de faible ajustements comme pince-mi est de votre famille, il s’agit de votre voisin, c’est votre ennemi, vont complètement modifier la donne ? Si nos intuitions ne sont pas vraiment robustes, comment pourraient elles justifier les théories morales ?


A suivre...




Adelphiquement vôtre.


 Série autour de la philosophie morale expérimentale
1er partie - Introduction et Motivations
2e partie - Définition de la morale et différentes écoles
3e partie - Intuitions et règles morale, philosophie morale expérimentale
4e partie - L'exemple du dilemme du tramway fou
5e partie - Conclusion



[1] Philippa Foot, « The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », Virtues and Vices, Oxford, Basil Blackwell,‎ 1978première édition : Oxford Review, numéro 5, 1967


[2] https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_tramway


[3] Question centrale retrouvée dans de nombreuses expériences de pensée : La foule déchainée, l’ambulancier, le chirurgien…


[4] Hauser, M., Cushman, F., Young, L., Kang Xing Jin, R., & Mikhail, J. (2007). A dissociation between moral judgments and justifications. Mind & language, 22(1), 1-21. doi:10.1111/j.1468-0017.2006.00297.x


[5] La question de la conscience morale (Piaget) et de l’inconscience morale (les intuitions morale, Haidt) sont lisibles ici en filigrane.


[6] Aussi appelé footbridge dilemma, Greene, 2001


[7] J. D. Greene, R. B. Sommerville, L. E. Nystrom, J.M. Darley & J. D. Cohen, An fMRI Investigation of Emotional Engagement in Moral Judgment, Science, vol. 293, n° 5537, 2001, pp. 2105-2108.


[8] Thomas d’Aquin désigne deux effets dans une action (ni bonne, ni mauvaise). Exemple, bombarder un bunker contenant des civils et des nazis. C’est un effet collatéral non voulu par les auteurs de cette action. Selon cette doctrine, une telle action serait permise si : le mauvais effet n’est pas visé, ce n’est ni une fin, ni un moyen; mais il faut aussi que le tort cause ne soit pas disproportionné. Ici, transposé au tramway, le gros homme est traité comme un moyen ce qui n’est pas le cas lorsqu’on utilise un aiguillage.


[9] Judith Jarvis Thomson, “killing Letting Die, and the Trolley Problem”, The Monist, vol. 59, 1976, p. 204-217









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